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Alexandre Vingtier, le défenseur des alcools

Les distillateurs fournissent aux officines des pharmacies et hôpitaux de toute la France de l’éthanol. Entretien entre Natacha Wolinski et Alexandre Vingtier, l’un des premiers à mobiliser le secteur des distillateurs pour fournir de l’éthanol.

 

 » J’ai vu des images à la télé qui m’ont choqué. Il a fallu convaincre l’administration à toutes les étapes « 

 

Consultant dans les spiritueux, créateur d’assemblages et de nouvelles marques et fondateur de la revue RumporterAlexandre Vingtier a été l’un des premiers à mobiliser la filière des distillateurs pour qu’elle fournisse aux officines des pharmacies et hôpitaux de toute la France de l’éthanol, afin de leur permettre de fabriquer du gel hydro-alcoolique.

Spirits Hunters a diffusé les efforts des distilleries quotidiennement chaque semaine depuis un mois.

Dans ce premier entretien, Alexandre Vingtier notre consultant et associé pour Spirits Hunters, nous raconte comment ­il est monté au front et a bousculé toutes les règles établies.

 

 

Comment avez-vous eu l’idée de créer un pont entre le monde pharmaceutique ou hospitalier, et le monde des spiritueux ?

Alexandre Vingtier : J’ai vu des images à la télé qui m’ont choqué. Un médecin qui n‘avait plus de quoi désinfecter un stéthoscope, un CHU à court d’éthanol. En France ! Alors que nous sommes le premier producteur européen d’éthanol… Dès le 6 mars, il y a pourtant eu un arrêté autorisant les officines à produire directement leur gel hydroalcoolique. Puis il y a eu un appel des élus et distillateurs alsaciens qui ont été les premiers à fournir les officines en éthanol alimentaire. Et non plus seulement pharmaceutique. Les douanes ont autorisé ces dons ou ces cessions, mais sans médiatisation et sans circulaire nationale ferme.

J’ai donc envoyé un mail collectif dans les heures suivant la mise en place de ces premières dispositions, mi- mars, à de nombreux acteurs de la filière. J’ai eu des retours de toutes les régions et territoires. Je me suis aperçu que, même si le décret du 6 mars avait été promulgué, peu était au courant de l’évolution réglementaire. Il fallait alerter la presse. Du coup, le groupe Pernod Ricard a sur-médiatisé le don qu’il a fait de 70 000 litres d’alcool au leader français de la production de gel hydroalcoolique. À la radio et à la télé. Donc, de plus petits acteurs se sont manifestés dans les médias locaux. De fil en aiguille, toute la filière s’est mobilisée.

 

 

Quelle a été l’étape suivante ?

Il a fallu ensuite se battre auprès des douanes. Pour qu’elles délivrent la circulaire nationale automatisant et accélérant les démarches, afin que les distilleries puissent donner gracieusement leur éthanol. Ou, le vendre à prix coûtant. On a lancé notre appel le 14 mars et, dès le 16 mars, la circulaire apparaissait sur le site des douanes.  On est sans doute le pays qui a réagi le plus vite et le plus fort dans ce domaine. Avec cette circulaire, j’ai créé dans la foulée, sur le site web du magazine Rumporter, un outil de centralisation des informations et des démarches. Cet outil à destination des distillateurs qui voulaient aider et de l’autre côté, des pharmaciens et des hôpitaux qui n’avaient pas forcément accès à l’information. Et encore moins le lien commercial avec les distilleries et liquoristeries.

 

 

N’était-ce pas étrange que ce soit la page web d’un magazine spécialisé sur les spiritueux qui soit à la manœuvre pour une question aussi sensible ?

Si, bien sûr ! Heureusement, une personne de la DGE (direction générale des entreprises, notamment la cellule en charge de l’éthanol au sein du Ministère de l’Economie), qui a vu toutes les démarches que j’avais déjà entreprises, m’a contacté. Je lui ai dit qu’il fallait créer une vraie plateforme nationale pour mettre tous les acteurs en contact. Qu’il fallait centraliser aussi toute la réglementation pour clarifier les démarches. Quelques jours après, le ministère de l’économie a créé une plateforme sur le site de la DGE. De mon côté, je continue à mener des actions en métropole. Et dans les outremers et à l’étranger, à tous les échelons.

 

 

Comment mesurer les besoins en éthanol ?

Ils sont considérables. Pour laver une main, il faut un millilitre d’éthanol. Pour en laver deux, il en faut donc deux millilitres. Si, en France, on produit un million de litres par jours, ça couvre 500 millions de lavements de mains. Ça parait énorme, mais en réalité, c’est peu. En temps normal, dans un service de réanimation, on se lave les mains au moins quarante fois par jour. Dorénavant, ces consignes sont étendues à tous les services hospitaliers et à tous les soignants. Ambulanciers ou encore pompiers. La demande est donc démultipliée.

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Il faut aussi considérer que la France est également transformée en un espace clinique. Car la grande consigne est de se désinfecter les mains et les surfaces le plus souvent possible. Un médecin de ville qui va ausculter dix patients dans la journée va se laver 40 fois les mains. Mais il n’aura pas toujours accès à un lavabo. A lui seul, il aura besoin de 8 cl d’éthanol par journée d’intervention. Il faut donc calculer en milliards de lavements par jour en France.

 

 

L’éthanol qu’utilise les pharmaciens est-il le même que celui utilisé par les distillateurs ?

Oui, c’est le même. La seule différence, c’est que l’éthanol utilisé dans les industries pharmaceutiques est dénaturé. et parfois environ 70%. Celui à usage médical est plus dosé, de façon à ce que la solution agisse plus vite, en quelques secondes.

 

 

Les territoires sont-ils tous à armes égales dans ce combat pour disposer équitablement de gel ?

Pour les territoires d’outre-mer, ça a été très compliqué. L’alcool produit là-bas, même s’il possède les mêmes propriétés que l’éthanol pur, n’a pas été  jugé conforme en raison de son arôme. On a eu beau mettre la pression, discuter avec les préfets, un arrêté du ministère de la transition écologique a interdit dans un premier temps le recours à certains alcools de l’outre-mer, car il n’existe pas systématiquement là-bas de colonnes rectificatrices pour se conformer à la formulation prescrite par les textes européens et français. Ces textes qu’on avait fait promulguer, qui nous avaient permis des avancés en métropole nous ont bloqués dans les outre-mers. On a décidé de passer outre ces raisons administratives, car elles empêchaient la Martinique, la Réunion ou la Guyane de constituer des stocks et de se préparer.

Nous avons rencontré le même problème dans certaines régions de métropole dont l’alcool n’était pas très exactement conforme aux directives. Tout s’est soldé finalement quand la loi d’état d’urgence sanitaire a été promulguée. A ce moment-là, des compromis ont été trouvés et dans certaines régions ou départements, les préfets ont autorisé l’emploi d’autres types d’alcool que l’éthanol à 96%, comme du rhum à 90% ou encore des alcools viniques à 92% voire des eaux-de-vie mélangées à de l’éthanol. A chaque étape, il a fallu prendre les devants et faire en sorte que le cadre juridique s’adapte aux réalités du terrain.

 

 

Avec le déconfinement, la demande de gel va monter encore en puissance. Après avoir fourni de l’éthanol, les distillateurs se lancent désormais dans la production de gel hydro-alcoolique. Est-ce une bonne chose ?

Oui, car les chaînes logistiques des laboratoires pharmaceutiques sont saturées. D’autres types de laboratoires ont pris le relais ces dernières semaines, comme ceux des industries cosmétiques, mais les entreprises de ce secteur sont plutôt spécialisées dans les petits volumes. Chez les producteurs de vins et de spiritueux, il existe des chaînes d’embouteillage qui peuvent fournir des dizaines voire centaines de milliers de litres par jour. Or, avec le déconfinement, on sait que la demande va monter encore en puissance. On le voit déjà dans d’autres pays. Dans les entreprises, chaque salle de réunion, chaque bureau devra être dotée de gel. Ce sera la même chose dans les magasins, dans les transports en commun, dans les bars et restaurants voire même dans l’espace public…

Alexandre Vingtier, le défenseur des alcools

La mise en place de ces gels sur tout le territoire représente des dizaines de millions de litres. Certaines entreprises se sont déjà lancées dans la production de gel hydroalcoolique, mais le millefeuille de réglementations est particulièrement complexe. Désormais ces initiatives sont encadrées et chaque entreprise doit signaler ses activités à la DREAL (Direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement) dont elle dépend, pour bien connaitre les règles et  bien évaluer les risques liés à la fabrication de produits biocides. C’est la principale démarche.

 

 

Pour disposer davantage d’éthanol, peut-on imaginer de distiller les sur-stocks de vins et de bières ?

Pour le moment, c’est à l’étude. Je l’ai proposé à la DGE  (direction générale des entreprises) très vite. La société Kronenbourg a averti, en effet, qu’elle disposait de millions de litres de bière non embouteillés, lesquels, s’ils étaient distillés, pourraient fournir des centaines de milliers de litres d’alcool pur. Mais c’est compliqué, car il ne faudrait pas qu’une crise sanitaire crée des effets néfastes. Lorsqu’est survenue la grippe espagnole après la Première Guerre mondiale, l’Etat a commandé des quantités phénoménales de rhum, et après, ça a cassé le marché pour des années. Si on autorise tout le monde à faire de l’alcool dans tous les sens, on va certes aider à pallier une crise sanitaire, mais on risque dans un deuxième temps un effondrement économique de la filière.

 

 

La France disposera-t-elle d’assez de gel au moment du déconfinement ? 

Théoriquement oui, mais il faut veiller dès maintenant à ce que les stocks soient bien répartis sur l’ensemble du territoire, métropole et outre-mer, ce qui n’est pas le cas à ce jour.  De plus, la France n’est pas une fin en soi. Connaissant l’interdépendance européenne, il faut aider les autres pays, les Espagnols, les Italiens, le pourtour méditerranéen et l’Afrique également…

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Natacha Wolinski
Journaliste pour The Art Newspaper, Good Life Magazine, Marie-Claire et Air France Magazine, Natacha Wolinski est l’auteur de deux récits, En ton absence (Grasset, 2011) et « Son éclat seul me reste » (Arléa, 2020)

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